27/8/02
Interview - « Si la politique nous divise, l’économie nous réunira »,
estime l’ancien chef de gouvernement
Michel Aoun : Sortir le Liban de l’étau syro-israélien, à travers le Syrian Accountability Act

Michel Aoun : « Les Libanais
doivent rejeter le fait accompli. »

L orient le jour: Depuis un certain temps, il est, avec le groupe de Kornet Chehwane, la cible préférée des milieux prosyriens et loyalistes. Qui lui reprochent de « prendre appui sur les Etats-Unis » pour obtenir un retrait syrien du Liban et de « jouer la carte du lobby juif pour faire pression sur les autorités syriennes », à travers le Syrian Accountability Act. Cette proposition de loi, déposée devant la Chambre des représentants et le Sénat US, réclame, entre autres, à la Syrie de se retirer politiquement et militairement du Liban sous peine de sanctions. De Paris, où il réside actuellement, le général Michel Aoun suit, à travers les médias libanais, cette levée de boucliers contre lui. Une campagne qu’il juge déplacée. A L’Orient-Le Jour, il explique ce qu’il en est au sujet de cette proposition de loi et de son voyage aux Etats-Unis, un mois après les événements du 11 septembre 2001.

« J’ai été invité aux Etats-Unis avant la catastrophe du 11 septembre pour m’exprimer devant les deux Chambres sur la question régionale en général et sur le problème libanais en particulier. Mon intervention devant les Chambres s’est transformée en une série de rencontres avec les députés et d’autres personnalités influentes. On m’a demandé à plusieurs reprises comment il était possible d’aider le Liban. Ma réponse était la suivante : en rendant aux Libanais leur libre décision. Les Américains estimaient que la présence syrienne au Liban était un facteur de stabilité. Je leur ai expliqué qu’un Etat qui manœuvre en permanence, qui refuse de dialoguer et de laisser les Libanais dialoguer entre eux est un facteur de discorde. Plus que cela, la Syrie cherche, en semant la zizanie, à perpétuer son occupation. Le seul moyen pour les Etats-Unis d’aider le Liban est d’adopter une politique stable et claire dans la région, et de permettre à notre pays de redevenir une entité qui prend ses propres décisions, hors de l’étau syro-israélien.

« Un groupe de sénateurs a adopté ma vision de la situation et a décidé de faire quelque chose, en collaboration avec mes partisans aux Etats-Unis. Le résultat a été une proposition de loi, nommée d’abord LOLA (Liberation of Lebanon Act). Lorsque les deux Chambres ont eu vent de cette proposition de loi, elles ont estimé qu’il y avait d’autres choses à reprocher à la Syrie, notamment au niveau de la fabrication d’armes chimiques et biologiques. Le LOLA est devenu le Syrian Accountability Act », explique le général Aoun. Il précise que « dès que la proposition est adoptée, elle devient une constante de la politique étrangère américaine dont le président est obligé de tenir compte » et que l’Act constitue « une garantie pour le Liban parce qu’il stipule que “l’indépendance du Liban est une question d’intérêt national pour les Etats-Unis” ».

Dans le fond, le Syrian Accountability Act est l’occasion pour Michel Aoun de revenir à la charge avec un discours qu’il tient depuis 1989, celui de la légitimité internationale, du droit international et de l’application de la résolution 520 du Conseil de sécurité : « La Syrie a le choix de respecter ou non les conventions internationales. Si elle se soumet au droit international et se retire du Liban, l’Act tombe en désuétude et c’est le retour à la normale ». Et de préciser qu’« il n’est aucunement question de frappes sur la Syrie » dans la proposition de loi, mais juste de « sanctions économiques et politiques ».

« Nous ne parions pas sur des frappes. Je ne prends pas appui sur les Etats-Unis contre la Syrie. Nous voulons les meilleures relations avec les Syriens, mais à condition qu’ils respectent la souveraineté du Liban. D’ailleurs, c’est la Syrie qui s’impose à nous, et pas le contraire. Pourquoi incite-t-elle à la discorde confessionnelle par le biais du discours d’Amal et de Sleimane Frangié, qui font tous les deux partie du camp syrien, si elle est vraiment facteur de stabilité au Liban ? Ils font tout pour faire passer les musulmans pour des cannibales aux yeux des chrétiens et vice versa », s’indigne-t-il.

« Ceux qui me critiquent aujourd’hui oublient que je suis toujours pour les Etats-Unis celui qui les a autrefois affrontés. Washington n’est en train ni de me récupérer, ni de m’acheter, ni de m’utiliser. En fait, les Américains n’ont même pas besoin de moi. Contrairement à ce que pensent certains aliénés au Liban qui m’accusent de “tenter de modifier l’équilibre des forces”, je ne pèse d’aucun poids dans le cadre de ce rapport de forces. J’essaye juste de convaincre certaines personnes qu’un Liban souverain, libre, indépendant et parrain d’un dialogue entre civilisations est un facteur de stabilité au Moyen-Orient », souligne-t-il.

Le creuset des cultures

Pour Michel Aoun, le Liban a un rôle à jouer au niveau du dialogue des civilisations parce qu’il est un lieu de rencontres, un confluent entre les cultures. Et tout se joue là, selon lui : les Etats-Unis, aujourd’hui convaincus de la nécessité d’opérer un changement au niveau des consciences dans la région pour éradiquer le terrorisme à sa source, ont intérêt à barrer la voie à certains régimes, aux « théocraties autocratiques », génératrices de la violence et des groupes terroristes. Une orientation qu’il a perçue au cours de sa visite aux Etats-Unis. « Ma solution au conflit régional passe par un plan en trois phases : le désarmement de toutes les organisations terroristes, la démocratisation des régimes et le développement de l’environnement, à tous les niveaux. C’est une nécessité pour le Nord, s’il veut poursuivre le dialogue économique avec le Sud qui s’appauvrit de plus en plus. La démocratie est le seul moyen pour un pays de combattre le terrorisme », ajoute-t-il.

Une autre particularité de l’Act est de séparer le volet libanais d’un règlement de la question israélo-arabe. Parce que, dit Michel Aoun, le Liban est « un otage dans cette équation ». « Si on fait le lien, la souveraineté du Liban doit attendre l’édification d’un Etat palestinien et la résolution du conflit syro-israélien. C’est absurde. En d’autres termes, la Syrie maintient le Liban en otage tant qu’on ne lui rend pas le Golan. Or, un Liban indépendant près de la Syrie est bien plus efficace qu’un Liban asservi. Par ailleurs, même les principaux concernés ne font plus ce lien entre les deux volets. Bachar el-Assad lui-même avait dit que le départ des troupes syriennes n’avait rien à voir avec une solution régionale. Les Libanais prosyriens parlent de présence temporaire et le président syrien dit le contraire ! » affirme-t-il.

Les nouvelles orientations du CPL

Le général Aoun est peu satisfait de la visite du groupe de Kornet Chehwane au président de la République, le général Emile Lahoud. Pour lui, le groupe s’est compromis malgré lui à travers cette visite, redevenant « une partie dans les luttes internes ». Ce n’est pas l’acte en lui-même que Michel Aoun déplore, mais plutôt le discours tenu par Kornet Chehwane à Baabda. « Ils auraient dû se limiter au discours souverainiste, sans entrer dans des revendications sur l’économie et l’enseignement », dit-il, en estimant qu’il ne faut pas perdre de vue le point essentiel du dialogue entre l’opposition et le pouvoir : le rétablissement de la souveraineté et le retrait syrien du Liban. Malgré cela, le général Aoun évoque « une acceptation des positions des uns et des autres », estimant qu’il n’est pas de son ressort de juger qui que ce soit et qu’« il revient au peuple libanais d’évaluer les performances politiques de chacun ».

Sur les visites successives et médiatisées que lui ont rendues plusieurs opposants libanais cette année, le général estime qu’elles annoncent « la fin d’une période où les contacts étaient indirects et sans continuité ».

L’ancien chef du gouvernement de transition rejette en outre la distinction opérée par Walid Joumblatt entre « extrémistes » et « modérés ». « Pourquoi nous traiter d’extrémistes ? Il n’y a pas plus extrémiste que celui qui pose des conditions à un dialogue. Et c’est ce que Joumblatt a fait. Il ne veut me rencontrer que si je reconnais l’accord de Taëf. N’est-ce pas du radicalisme ? » demande-t-il.

Concernant son retour au Liban, Michel Aoun tient toujours la promesse qu’il avait faite, celle de rentrer bientôt. Il évoque « les conditions objectives qui permettront mon retour, un processus régional qui sera déterminant ». Mais il rentrera. « Si je n’étais pas attaché au Liban, si je ne voulais pas y retourner, je serais resté passif, je n’aurais pas été aux Etats-Unis. Par ailleurs, le Premier ministre Hariri n’est pas en mesure de contrôler un seul des services. Comment peut-il me donner des garanties ?»

Il analyse les poursuites contre certains médias libanais comme « une preuve de l’impuissance d’un pouvoir terrifié, qui est tout proche de l’effondrement ». De même pour le noyautage du parti Kataëb et des Forces libanaises et des attaques contre le groupe de Kornet Chehwane : « Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Quand ont-ils épargné Kornet Chehwane ? En ce qui concerne les partis politiques, le défi pour la Syrie et le pouvoir n’est pas de créer des antennes qui s’expriment en leur nom, mais de pouvoir convaincre que ces partis sont vraiment représentatifs. »

Grande nouveauté du congrès annuel du Courant patriotique libre début août à Paris, la décision de participer aux échéances de la vie politique, notamment aux prochaines municipales et législatives, « un autre moyen pour combattre la domination syrienne » et d’œuvrer plus au niveau du micropolitique, sur des questions sociales et économiques, sans pour autant reléguer au second plan l’action souverainiste. « Le redressement et la stabilité économiques sont impossibles sans libre décision. Nous allons organiser bientôt un congrès économique pour montrer aux Libanais le lien qui existe entre la crise économique et l’occupation syrienne du Liban », affirme le général Aoun. « Si nous sommes en désaccord sur la ligne politique à suivre, les questions sociales et économiques nous réuniront. Les frigos sont vides partout au Liban, dans le Akkar, au Sud, au Metn comme au Chouf. Tout le monde a faim », insiste-t-il, en lançant un appel au dialogue dans ce domaine. Et le CPL, dit-il, sera plus actif sur des questions sociales comme la lutte pour le mariage civil ou pour la participation de la femme à la vie publique. « Des comités ont été récemment créés dans ce but au sein du courant. Et ces comités œuvreront au plan social avec des partis dont nous ne partageons pas le discours politique, comme le PSNS par exemple. Pour n’importe quel combat sous le slogan de la liberté et de la responsabilité », dit-il.

S’adressant enfin à « ses principaux alliés, les Libanais », le général Aoun les appelle à ne parier sur personne : « Qu’ils se demandent ce qu’ils doivent faire pour le Liban, sans attendre ce qui va se passer ». Que doivent-ils faire ? « Rejeter le fait accompli ».

Michel HAJJI GEORGIOU